BD : L'odeur des garçons affamés

Auteurs: Peeters et Phang
Editeur : Casterman


Que ce soit pour le plaisir de se prendre une agréable "claque" visuelle et scénaristique ou que ce soit pour rire, le lecteur de bande dessinée peine parfois à trouver son bonheur dans une abondance de parutions moyennes ou décevantes. Le second âge d’or artistique de l'"art séquentiel" semble révolu depuis une dizaine d’années. Il existe heureusement encore de nouveaux talents capables de nous dérouter et de nous émouvoir, mais les rares chefs-d’oeuvre de ces dernières années me semblent souvent signés par des auteurs chevronnés qui s’aventurent là où on ne les attendait pas, repoussant sans cesse leurs limites : Craig Thompson avec Habibi, la troisième association de François Boucq et Jérôme Charyn pour Little Tulip, Scott McCloud avec Le Sculpteur, Larcenet avec ses noirissimes Blast ou encore Frederik Peeters avec… une impressionnante succession de réussites créatives (reportez-vous à la liste en bas d’article*).

Après Aâma, son grand space opéra en quatre actes, le dessinateur suisse prend du recul par rapport à ses propres idées. Le temps d’un one-shot se déroulant dans le Far West, il met sa stupéfiante narration graphique au service de l'écriture de Loo Hui Phang (auteure entre autres du très bon Prestige de l’uniforme, avec Micol, chez Dupuis). 

Là où bon nombre de ses confrères ont été imprégnés de la saga Blueberry, considérée comme LA référence en matière de western réaliste, Peeters semble avoir davantage été marqué par l’autre versant de Jean Giraud : ses (dé)compositions oniriques et fantômatiques rappellent une fois de plus les visions libres et hallucinées de Moebius. La physionomie de l’indien silencieux (chef ou chamane) ne serait-elle d’ailleurs pas un hommage, tant elle me rappelle celle du génie dans ses dernières années ? Cependant, si l’influence est perceptible, elle est pleinement “digérée”. Depuis Pilules Bleues, la maîtrise de Frederik Peeters n’a eu de cesse d’évoluer. A maturité, son trait est devenu plus précis, plus descriptif, classique en apparence… pour mieux nous troubler nos sens par un art aiguisé du cadrage, du rythme narratif et des postures de personnages. L'immersion est quasi-cinématographique.

U.S.A., à la fin de la guerre de sécession. Trois protagonistes sont débauchés par de riches anonymes pour une mission d’exploration dans les grands espaces “vierges” : un géographe autoritaire et ambitieux, un photographe en exil, éclaboussé par un scandale et un garçon de ferme pour l’assistance logistique. Leurs vécus, mais surtout la gamme de leurs échanges, explicites ou non-dits - que ce soit dans les répulsions, les attractions ambigües ou les rapports de pouvoir - , dressent un tableau fouillé et bouleversant de leurs psychologiesAu point de nous surprendre en cours de récit, tout en restant cohérent. 

Malgré plusieurs menaces potentielles qui pèsent sur le trio, tels des indiens imprévisibles ou un supposé chasseur de primes, l’ennemi véritable émane du versant le moins noble de l’être humain, prompt à soumettre, imposer, abuser et à détourner les cycles naturels de la vie selon son bon vouloir. Plutôt qu’un énième western basé sur la loi du talion, celui-ci est bien une métaphore de la dérive conquérante sur laquelle s’est fondée la civilisation américaine (et la nôtre).

Un titre énigmatique, un album exceptionnel… même si la résolution finale me semble trop reposer sur sa seule efficacité visuelle. On passe d’atmosphères, de psychologies et de situations ayant pris le temps de s’installer avec subtilité, à une précipitation d’action spectaculaire, scénaristiquement facile. Pas de quoi empêcher un gros coup de coeur en refermant l’album, mais un tout petit goût de trop peu.

Chronique par Joachim Regout


* Lisez toutes nos chroniques concernant les BD de F. Peeters :
Pachyderme
RG
Koma
Lupus