ROMAN : Les prépondérants

Auteur : Kaddour
Editeur : Gallimard


Les Prépondérants, c'est le nom du club où se retrouve l'élite éponyme du protectorat français, dans cette période charnière des années vingt où le colonialisme est en pleine mutation. L'histoire s'articule autour de la ville imaginaire de Nahbès, située dans un pays non nommé d'Afrique du Nord. On a l'impression que ce milieu, de longue date installé, hiérarchisé, où cohabitent colons français, représentants de la haute bourgeoisie arabe et le reste des "indigènes", fonctionne de façon équilibrée et acceptée de tous... Mais l'entrée en scène d'une équipe de tournage américaine va bouleverser cet univers très tourné sur lui-même. 

Héddi Kaddour dresse ici un tableau ouvert et large, mais parsemé de détails. Évitant la rigidité d'un roman "historique", il surpasse les faits pour mettre en avant la substance, la coloration, les contrastes d'un contexte socio-culturel particulier et des tournants majeurs qui s'y préparent. On se sent immergé. Les personnages de ce récit en font la réelle saveur et toute la subtilité intellectuelle, représentants qu'ils sont chacun de modes de fonctionnement et de pensée qui tentent de coexister, alternant l'opposition et l'alliance. 

La première à se montrer est Rania, jeune veuve et fille de notable, qui offre une figure subversive dans ce milieu très conservateur. Elle est cultivée, passionnée tant en littérature arabe que française, affiche des opinions nationalistes, gère seule une propriété terrienne. Curiosité pour certains, aiguillon de la misogynie pour d'autres, elle impose son assurance et sa retenue mêlées, inspirant le respect. Et puis il y a Ganthier, colon plus ouvert que les autres, idéaliste et érudit, ne partageant pas l'opinion courante des prépondérants concernant l'infériorité des autochtones. Raouf, le cousin de Rania, jeune intellectuel, attiré par les discours communistes et amoureux de Kathryn Bishop, actrice américaine libre et séductrice, mariée à un réalisateur aux multiples maîtresses. Gabrielle, la journaliste française. Le Caïd. Belkhodja. Taïeb. Si Mabrouk. David Chemla... Tous  remplis d'illusions et de certitudes à égales mesures.

Tous ces personnages dansent les uns avec les autres, avec plus ou moins de violence, de répulsion, d'attraction, dans des combats d'idées, des rapprochements amoureux, des explorations de territoire. Mais, étrangement, avec cette permanente impression de rendez-vous manqué, d'erreur d'aiguillage, de "presque". La seconde partie du récit traverse l'Europe, dans le "grand voyage" de Ganthier et Raouf, Gabrielle et Kathryn, avec Berlin pour destination. C'est l'occasion, dans l'après-guerre, d'appréhender les ressentis d'un pays libéré de l'occupant, mais aussi d'un ex-occupant en quête identitaire bien que toujours flamboyant. Les analogies politiques émeuvent et animent les protagonistes.

L'atmosphère évolue dans des constantes littéraires - nombreuses allusions et citations d'auteurs arabes et français - mais aussi visuelles. L'équipe de tournage en réalisation d'un film qui fait penser au Sheik avec Rudolph Valentino. Une Allemagne au cinéma avant-gardiste. Des combats de chameaux. Des marchés, des nuées de sauterelles, des manifestations, un Grand Hôtel où se mélangent Arabes, Juifs, Français, Américains, hommes et femmes dans une quête de liberté des mœurs et des idées. Héddi Kaddour enrichit le tout d'anecdotes contemporaines du récit, comme le procès de l'acteur Fatty Arbuckle.

Un roman long, dense, aux flux et reflux, aux vagues narratives et stylistiques, parfois un peu trop bavard, parfois presque labyrinthique dans sa voie au contraire tracée vers la connaissance d'une époque. Mais érudit, investi, fasciné, dentellier de l'histoire et des âmes, dénué de la complaisance de la mémoire, et pourtant implacablement bienveillant.

Ce roman est aujourd'hui disponible en livre audio, lu et interprété par Pierre-François Garel

Chronique par Virginie