HERMANN, le travail et l'amour

Joachim Regout : Pourquoi continuez-vous à travailler autant alors que vous pourriez très bien vous reposer sur vos lauriers, ralentir la production ? Etes-vous toujours aussi passionné ?
Hermann : Bonne question. Vous savez, c’est sans doute lié à ma philosophie: je ne sais pas à quoi rime l’existence… et les seuls moyens de me distraire sont l’amour - (sourire) franchement, j’y attache beaucoup d’importance - et mon travail. 
Je ne suis ni un mangeur effréné, je ne suis pas buveur, je n’ai pas de vice particulier hormis ceux mentionnés précédemment. Je ne suis pas un grand amoureux de l’humanité, je ne suis pas croyant et, pour être très franc, je n’aime pas beaucoup les religions (j’en déteste plus que d’autres en raison de leurs agissements, mais bon…). Alors voilà, je consacre toute ma vie à l’amour et au boulot. Ca provient peut-être du fait que je suis originaire d’un milieu croyant: quand ce pilier qu’est la foi, sur lequel reposait tout de même un peu la raison de vivre, s’écroule… On a beau dire mais on est tout de même passablement ébranlé durant un moment. On n’était pas préparé comme ceux qui naissent dans un milieu d’incroyants. Il faut bien se rabattre sur quelque chose (rires).

Vous parlez de votre travail et de l’amour comme étant…
Ma drogue, oui.

Vous avez parlé d’amour, j’embraye sur les femmes : on ne peut pas dire que vos personnages féminins soient souvent gâtées par la nature - même s’il m’est arrivé d’en trouver certaines jolies - ou le sort.
Minute ! Attention, je vous arrête ! J’essaie de ne pas faire des poupées. J’ai horreur du genre sortie tout droit de Playboy. Il y a trop de dessinateurs qui dessinent ce genre de bonnes femmes sans personnalité. Je préfère travailler sur une femme qui a le charme de la femme, mais qui n’est pas pour autant une espèce de mannequin filiforme. J’ai tout de même dessiné quelques filles qui sont pas mal. 

Dans Assunta, la fille a tout de même un visage de madone, par exemple. Evidemment, on ne voit pas grand chose de son corps, vu qu’il est couvert d’un tas de vêtements. Je préfère la femme de caractère : qui a peut-être un nez un peu trop pointu, qui a la bouche un peu grande… comme ça existe dans la vie. Je reviens un peu au cinéma : ce que j’aime beaucoup dans le cinéma anglais – un des cinémas que je préfère – c’est qu’il n’y a pas une recherche systématique de l’hyper-jolie fille. Mais c’est fou comme dans ce cinéma, l’émotion passe. On devine l’émotion chez l’anglais, il y a quelque chose de très tendu, de très fort. C’est rare dans les films américains : ils disent des mots, des "I love you", ils font les gestes, ils se prennent dans les bras l’un de l’autre, mais on n’y sent pas l’intensité, c’est de la fabrication… Il y a également peu de comédiennes dans le cinéma français chez qui on sent l’émotion très intensément… à part Isabelle Huppert, Annie Girardot… Dans d’autres cas, on sent la sexualité, mais il ne faut pas confondre avec le sentiment amoureux… même si l’un fait partie de l’autre. Je ne suis pas anti-sexuel, loin de là.

On peut dire que vous n’êtes pas très suggestif dans vos scènes de violence. C’est pour provoquer un sentiment d’horreur chez le lecteur ?
Oui. Si je ne montrais pas la violence sous cet aspect-là, j’aurais l’impression de procéder comme dans un certain cinéma des années cinquante, où on voyait des héros de la guerre tuer d’un coup de mitraillette 25 ou 30 allemands. Ces derniers tombaient comme des poupées, sans qu’il n’y aît de sang. Alors que désolé, mais un champ de bataille, ça ressemblait davantage aux images qu’on a pu voir des récents actes terroristes : du sang par terre, des gens en morceaux etc. Le représenter, c’est une manière de dénoncer à quel point c’est moche, à quel point ça ne devrait pas être. 

Dans Sarajevo Tango, j’étais en croisade contre l’hypocrisie des nations, leur froideur, en dénonçant aussi l’horreur de ce qu’ils laissent faire, quoi. Je dénonce, mais j’attaque en même temps – j’aime attaquer. Dans mes récits, il y a toujours quelque chose de sous-jacent qui montre que je n’aime pas beaucoup le monde politique. Vous savez, dans la Rome antique, on les appelait les péripatéticiens… et aujourd’hui, les péripatéticiennes, ce sont des putes. Je n’ai pas dit qu’il n’y a pas d’hommes politiques de valeur, mais ils sont pris dans un tel tourbillon de cochonneries. Je crois qu’en politique, on finit par être pris le doigt dans un engrenage et par faire partie d’une race humaine à part, qui n’est pas tournée vers les autres. J’ai eu l’occasion d’approcher des politiques… A la télévision ça passe, mais en face d’eux j’ai un malaise. Leur œil n’est plus celui d’un être humain normal : on devine la duplicité, la méfiance, le calcul, la comédie ; ils sont en conflit constant ; il y a les combines etc. Quel que soit leur place dans la hiérarchie, qu’il s’agisse même du bourgmestre d’une commune… Il y a quelque chose de pourri, de cynique dans leur regard. Oui, voilà. Je n’ai pas confiance.

L’expression artistique, pour vous, est-ce avant tout la recherche du beau ou l’expression du mal-être ?
De ce qui est vrai, de ce qui est.

Frank (ndlr.: auteur des séries Broussaille et Zoo) m’a dit un jour - j’espère ne pas trahir ses propos - considérer qu’en tant qu’artiste, on avait le choix : offrir du poison ou du baume au public. Malgré la violence de vos bouquins, on ne déprime pas une fois qu’on les referme.
Vous aurez remarqué que j’y mets un peu d’humour. C’est pour ça.

Pourrait-on dire que c’est du poison à faibles petites doses, un vaccin en quelque sorte ?
Oui, parce qu’il y a toujours une attaque de quelque chose. 

Je ne veux pas décrire l’humanité sous un angle sous lequel elle aimerait bien se voir. Je ne veux pas terminer sur des happy end magnifiquement roses. Il y a une partie de la fin qui est rose, qui soulage, mais l’autre ne l’est pas… parce que je ne fais pas évoluer mes personnages dans un monde très beau. Vous savez, dans un récit réaliste, les personnages très beaux, très chouettes ne sont pas très passionnants, ni très drôles… sauf s’ils ont un rôle très précis. L’humanité voudrait se voir belle, mais elle ne l’est pas, et je n’ai pas envie de lui offrir ce plaisir !

Vous donnez vraiment l’impression d’être très pessimiste.
Un médecin français, avec qui j’entretiens de très bonnes relations, m’a dit dernièrement qu’on pouvait me définir comme un pessimiste, mais qui vit exactement comme un optimiste. C’est vrai que je ne me fais aucune illusion sur l’humanité ! Il y a des gens très chouettes, mais ça ne compense pas un vrai désastre… Il suffit d’être au courant d’une partie de ce qui se passe sur terre pour être désolé. S’il y avait un Dieu, il n’aurait jamais autorisé toutes ces horreurs dont l’homme est capable. 

La cruauté de l’animal, c’est pour bouffer, contrairement à l’être humain qui en est capable par méchanceté. Tous les dieux qu’on a inventés, je dirais que c’est du Walt Disney ! C’est d’une naïveté que de s’imaginer qu’il y a une espèce d’être suprême qui nous regarde avec bonté et qui peut tout décider !

Vous sentez-vous aigri ?
Pas aigri, mais agressif.


Hermann, merci pour cette interview... et bonne continuation.
J’espère simplement que demain, je serai meilleur qu’aujourd’hui… et que ça durera encore tant que je vivrai. 

Mon rêve serait de claquer à la fin d’un récit, à un âge respectable, où je serais encore bien physiquement mais où j’arriverais au bout. Puis pouf !… comme on déconnecterait un appareil, fini. Je n’aimerais pas mourir au milieu d’un récit, laisser un truc inachevé. Enfin, c’est une coquetterie. Je doute fort que ça se passe ainsi. Je préfèrerais m’arrêter plutôt que de voir mon travail baisser en qualité. Mais si je devais m’arrêter, sans cette drogue, je déclinerais très vite. S’il n’y a plus que le spectacle du désastre qui tout à  coup vous apparaît, sans ce paravent qui vous permettait de vous protéger de ce sentiment d’inutilité… J’ai besoin de mon écran de fumée.