INTERVIEW de JEAN GIRAUD - MOEBIUS - partie A

Le Major Grubert déprime, Arzach reprend son envol puis s’arrête, Blueberry hésite entre un retour ou la retraite… L’univers de Mœbius - alias Jean Giraud - est décidément bien en question. Le moment idéal pour l’interroger !


N.B.: Si vous n’avez pas encore lu l’album Le chasseur déprime, la lecture préalable de notre chronique vous permettra de mieux suivre cette interview. Cliquez ICI

Joachim Regout : La première chose qui m’a marqué dans Le chasseur déprime est son côté entre abstraction et figuration, voire carrément surréaliste, à la Max Ernst.
Mœbius : C’est vrai. Effectivement, au fil des ans, j’ai tellement été dans cette direction-là dans mes carnets que ça a fini par déteindre sur mon travail de bande dessinée.

Vous jouez avec les limites de la narration, vous êtes à nouveau dans la transgression en introduisant une esthétique abstraite, ce qui était jusqu’ici plutôt réservé à la peinture.
C’est effectivement une recherche qui m’intéresse. J’aime offrir dans la bande dessinée des espaces de contemplation qui viennent s’insérer dans l’action. Ce qui est formidable en bande dessinée, c’est que le lecteur peut arrêter le temps, contrairement au cinéma… A moins de s’acheter le film en DVD et de faire des arrêts sur image… Ce qui n’est pas exclu… mais qui le fait ?

Le cinéma est effectivement plus dirigiste.
Exactement, on est embarqué dans un train qui ne s’arrête jamais. En bande dessinée, on est maître de son horaire : on peut arrêter ; zapper ; commencer par la fin (rires) On y dispose d’une grande liberté.

On le remarquait déjà de façon discrète dans Sra ou même Après l’Incal (avec ce vaisseau rose qui change de forme) : vous ouvrez de nouvelles voies vers l'illogisme en modifiant des formes, voire même des physionomies, en changeant parfois de style graphique entre les cases. Avant, cela semblait être un interdit implicite en BD.
Ce n’était pas un interdit, mais il n’y avait pas de raison de le faire. Il ne faut pas confondre ce qui serait de l’ordre de l’interdit, du tabou, et ce qui ne rentre pas dans l’ordre d’une logique, d’une nécessité. Autrefois, la bande dessinée avait, sur le plan économique, une existence semi-industrielle, voire carrément industrielle, car elle était liée aux impératifs d’une certaine presse, aux impératifs éducatifs, distractifs. Pas vraiment artistiques… sauf lorsque certains auteurs généraient, soit par accident, soit par volonté clandestine, de la beauté. Mais ce n’était pas ça qui était demandé, ni exigé, ni même pensé, la plupart du temps. C’est ce qui fait d’ailleurs l’attrait de toute cette époque de la bande dessinée qui possédait une espèce d’innocence. Aujourd’hui, c’est fini tout ça : tout le monde est à la recherche d’une esthétique, d’un acte artistique, en lien à des mouvements soit contemporains, soit intemporels. C’est nouveau, cela apparaît parce que la bande dessinée se diversifie, il y a une assise publique plus grande, donc la possibilité de créer des niches de lectorats plus "déviantes".

La datation des pages dans Le chasseur déprime est anachronique. Avez-vous donc réagencé des images réalisées à des moments différents ?
Oui, voilà. C’est parce j’ai commencé cette histoire il y a longtemps. J’ai eu la malice de garder les datations en bas de page pour signifier au lecteur le caractère non-linéaire de l’élaboration de cette histoire. Cet anachronisme a quelque chose de dérangeant, même pour moi : je trouve étrange d’avoir tricoté dans le temps un truc aussi bizarre, avec de grandes périodes de silence, d’abandon, de reprises. (rires)

Aviez-vous un synopsis préétabli ?

Non, non, c’est du recoupage, du bidouillage, de la panique: "Ah ça va pas !" ; "Ah puis tiens, si je faisais ceci ?" ; "Tiens, si je faisais ça !" Les premières planches avaient été oubliées pendant 6-7 ans au fond d’un carnet. Lorsque je les ai retrouvées, j’ai eu l’idée de faire une suite. Comme les conditions d’exécution de ces 8 ou 10 pages ne pouvaient pas être reproduites de façon naturelle, j’ai donc embrayé avec une attitude beaucoup plus traditionnelle, avec des pages, des textes non pas improvisés, mais que je cherchais au crayon. Ensuite, j’ai scanné mes dessins, je les ai nettoyés, les ai retagués à l’aide de l’ordinateur et la palette graphique… ce qui leur a offert une certaine plasticité. A la fois, il y a un danger avec ces trucs-là : on peut se retrouver avec des choses faites et refaites à n’en plus finir. J’en étais donc là dans mes réflexions lorsque j’ai retrouvé un autre carnet qui comportait une trentaine de dessins de rêves, encore antérieurs aux premières planches de l’album. Ce n’étaient pas des rêves retranscrits mais des dessins que je faisais comme si je rêvais, non séquencés. C’est un mélange de dessin automatique, de tortillonnements un peu hasardeux de la plume, avec – au centre - toujours un personnage en train de dormir. Comme je n’en avais pas assez pour en faire un livre, j’ai d’abord eu l’idée farfelue de les incorporer comme étant les rêves du Major. Ca marchait… mais finalement pas tant que ça, car comme ces dessins oniriques avaient été réalisés sur des formats plus petits, les agrandir n’offrait pas une bonne unité de trait avec l’ensemble. On le voit d’ailleurs : il y a une ou deux pages où le trait est un peu lourd. Du coup, j’ai utilisé ces dessins autrement : pour certains, j’ai mis du décor autour ; et puis, pour d’autres, plutôt que d’en faire des cases, j’ai eu cette idée d’en faire des tableaux dans un musée (donc plus petits dans la page). Ca m’a permis de conserver leur caractère d’œuvres uniques. Voilà, c’est comme ça que j’ai avancé. (rires) De manière complètement chaotique, tout en essayant de maîtriser la bête pour en faire une vraie histoire… quand même.

Combien de tomes comprendra la série Le chasseur déprime ?

Je ne sais pas. Je vais commencer par en faire un deuxième.

En reprenant à nouveau de la matière existante dans vos carnets ?
J’ai encore des dessins de rêves mais je ne sais pas si je vais les réutiliser. Peut-être que je vais poursuivre de manière très classique, finalement. Vous savez, je n’ai plus aucune peur de transgresser les règles de la continuité stylistique. C’est une préoccupation lorsque je fais du Blueberry mais pas quand je fais du Mœbius. Dans Le Monde d’Edena, j’essayais d’être encore assez "orthodoxe", mais là, sur le Major, non, c’est mon espace de transgression… obligatoire. Ce qui est quand même un paradoxe : "la liberté obligatoire". (rires)

L’album aborde la question de la dépression du Major. L’errance dans le désert B est-elle le reflet de vos propres déprimes, de vos interrogations sur la façon de créer à l’âge de 70 ans ?

Vous savez, j’ai toujours été maniaco-dépressif. Parfois,
par succession de phases, mais parfois de façon simultanée aussi : je peux être en même temps dans le bonheur et dans le désespoir. C’est comme ça, j’ai ce "talent" de combiner les deux. (rires) J’ignore si je suis en train de réussir ou d’échouer. Je ne sais pas. Par contre, j’agis au quotidien avec pas mal d’énergie, d’enthousiasme et je suis raisonnablement présent.