Interview de François Boucq - partie 1

Pour compléter notre grand dossier Alejandro Jodorowsky, voici une interview de l'auteur-dessinateur François Boucq concernant leurs travaux en commun.

Le présent entretien, scindé en deux parties, est axé sur leurs séries BD Face de Lune (chez Casterman) et B
ouncer (aux Humanoïdes Associés, puis Glénat).

Il est toutefois à noter que les deux artistes ont également signé ensemble un très bon livre de fables philosophiques intitulé Le trésor de l’ombre (aux Humanos).


A PROPOS DE FACE DE LUNE
:

Vouliez-vous dès le départ que cette série soit une allégorie des dérives de nos sociétés ?
On voulait une allégorie du monde contemporain. Mais une allégorie qui ne soit pas connotée par une époque bien déterminée. Ni conditionnée par un lieu particulier : l’histoire peut très bien se passer en Allemagne, en Espagne ou en Amérique du Sud…

Est-ce que dès la création de la série vous pensiez faire référence à des mouvements ou à des personnages ayant réellement existé – comme les Ceaucescu pour le couple de dictateurs ?
C’est plutôt venu en réalisant. Je me suis dit que les traits et psychologies des Ceaucescu conviendraient au couple présidentiel qu’Alejandro m’avait proposé. Et puis il faut savoir qu’Elena Ceaucescu était poétesse et je trouvais ça bien d’avoir une poétesse ridicule dans ce cadre. Combiner des éléments réels à l’imaginaire vient parfois fertiliser le contexte ou les personnalités qu’on a à mettre en images. Nicolae Ceaucescu avait une morpho-psychologie adéquate pour notre personnage mais c’est également le grotesque de ce dictateur qui était intéressant : petit esprit, ridicule dans ses aspirations, avec des conditions de vie mégalomaniaques… Tout ça constitue une imagerie cliché du dictateur, mais avec Ceaucescu il s’est avéré qu’un tel cliché pouvait être vrai.

Il y a une telle démesure de violence, de blasphème, de débauche exponentielle au fur et à mesure des albums ! On viendrait même à se demander par moments si on n’a pas affaire à une série d’humour noir avant tout. Je pense par exemple à la scène de l’obus qui tombe sur cette gigantesque bonne femme adipeuse copulant avec un homme.
(sourire)
J’aurais pu ne pas dessiner ce que j’ai représenté là… mais c’est une manière de mettre en évidence que la circonstance de la mort des gens est toujours bête. Mêler en même temps le ridicule et le tragique montre la cruauté de la réalité.

Quelle est votre part d’intervention dans le scénario de Jodorowsky ?
C’est extrêmement difficile de se souvenir qui a apporté quelle idée quand on se lance dans une collaboration basée sur des échanges… Mais la collaboration sur le dernier album s’est faite de manière assez spécifique. On aurait idéalement voulu faire L’œuf de l’âme dans la continuité de La pierre de faîte et La femme qui vient du ciel. Ca n’a pas pu se faire ainsi pour une série de raisons qu’il est inutile d’étaler ici. Mais toujours est-il que j’avais des pages de scénario depuis plus de cinq ans. Quand je me suis mis à les réaliser, je connaissais ces pages depuis trop longtemps et il a fallu renouveler l’intérêt qu’on avait pour le projet. Alejandro m’a proposé qu’on se recontacte toutes les sept pages pour rajouter quelque chose d’inattendu. Puis comme ça se passait bien, on a fini par réinventer l’histoire toutes les sept pages au téléphone. Depuis le début de la série (ndlr. : Alejandro racontait en mimant) on a à chaque fois trouvé des façons différentes de travailler.

Il n’a pas dû être évident de se replonger dans un univers imaginaire laissé en friche depuis des années ?
Les séances de dédicaces me faisaient dessiner du Face de lune constamment, entretenaient ma proximité avec le personnage. Je n’avais perdu ni la main, ni la connaissance du personnage. Ca ne m’a donc pas posé de problème. Et puis il y a un plaisir à redessiner des personnages et un décor que l’on connaît déjà. On n’a plus qu’à se préoccuper des événements, de l’action. C’est beaucoup moins fastidieux que de devoir inventer une quantité de nouveaux personnages comme au début de Face de lune.

Est-ce une catharsis ou un défi pénible de dessiner des scènes de violence si extrêmes ?
C’est jubilatoire. (rires) C’est la connotation médicale qui nous donne l’impression de laideur, de putréfaction. Mais au fond, les organes humains sont beaux à dessiner. L’anatomie, ça m’a toujours intéressé. Bien sûr, ça m’est beaucoup plus pénible de voir la guerre en Irak à la télévision, avec ces enfants estropiés… Mais le dessiner, ce n’est pas gênant. Peut-être est-ce finalement une sorte d’exutoire ?

Vous sentez-vous torturé ?
Non, je ne suis pas torturé, même si beaucoup de choses dans notre environnement peuvent être considérées comme des tortures de l’âme : on nous balance des images abominables. Moi je le fais avec une certaine distance dans mes BD… de façon justement à ne pas trop torturer l’âme du lecteur. Mais en même temps on ne fait pas une bonne histoire sans conflits, sans oppositions, sans des mauvais qui soient vraiment cruels. A un moment donné il faut bien montrer la portée de leur cruauté pour se rendre compte à quel point on a besoin d’autre chose. On ne fait pas de bande dessinée sur la république ovarienne sans casser des œufs. (rires)

Y aura-t-il d’autres futurs cycles ?
Tout est possible. Ce qu’il fallait c’est arriver à un point d’orgue. On ne pouvait pas laisser l’histoire telle qu’on l’avait laissée à La pierre de faîte et La femme qui vient du ciel. En même temps, plein d’éléments restent encore sans réponses : qui est cette femme qui est en suspension dans la cathédrale ? Comment vont réagir les autres habitants de l’île maintenant qu’il y a une cathédrale ? Que vont devenir les héros ? Il y a plein d’éléments qui pourraient être développés dans un prochain tome.